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Le chamanisme a d'abord été observé aux XVIIème
et XVIIIème siècles en Asie centrale et septentrionale. Le mot
chamane vient du toungounse et il n'est pas général à toute
la Sibérie. On trouve des mots différents dans d'autres ethnies
: ojun en yakoute, udayan en bouriate, kam en turco-tatar.
Le chamanisme est attesté dans une vaste aire géographique : Arctique,
Amérique du Nord et du Sud, Indonésie, Océanie. L'Afrique
est très peu touchée par ce phénomène.
L'étude du chamanisme a connu, au cours de ce siècle, plusieurs
éclairages. On a voulu, par exemple, mettre le chamanisme en rapport
avec certaines pathologies psychiques, notamment l'hystérie arctique.
Aujourd'hui, ces conceptions sont rejetées 1.
Eliade l'a envisagé comme un phénomène religieux; les ethnologues
et anthropologues prennent également en compte ses implications sociales.
On est passé d'une conception qui mettait au centre le chamane à
une autre qui considère le chamanisme comme un phénomène
plus global 2.
Ce n'est pas le lieu ici de parler du chamanisme de façon exhaustive.
Nous n'allons nous intéresser qu'à deux aspects, celui de la bisexualité
et celui de la divination.
La bisexualité rituelle existe dans différentes ethnies, liée au chamanisme.
James Georges Frazer
James Georges Frazer, dans un appendice du Rameau d'Or consacré aux coutumes des habitants des îles Pelew, mentionne plusieurs cas de travestissements sexuels rituels et, parmi eux, celui des chamanes tchouktches :
Chez les Chukchees du nord-est de l'Asie, il y a pareillement des shamans ou hommes-médecine qui se rendent autant que possible semblables aux femmes et qui sont appelés à cette vocation, croit-on, par des esprits dans un rêve. Cet appel vient d'ordinaire à l'époque de la première jeunesse où l'inspiration shamanique, comme on l'appelle, commence à se manifester. Mais cet appel est fort redouté par les jeunes adeptes et certains d'entre eux préfèrent la mort à l'obéissance. Il y a cependant différents stades ou degrés de transformation. Dans le premier stade, l'homme singe seulement la femme dans la façon d'arranger et de tresser ses cheveux. Dans le second, il revêt des vêtements féminins; dans le troisième, il adopte autant que possible les caractéristiques de l'autre sexe. Un jeune homme qui passe par cette dernière transformation abandonne toutes les occupations et toutes les manières des hommes. Il jette bien loin la carabine et la lance, le lasso du chasseur de rennes et le harpon du chasseur de phoques; et il prend à la place l'aiguille. Il apprend vite à s'en servir, parce que les esprits lui donnent leur aide. Sa prononciation même change pour devenir féminine. Son corps en même temps se modifie sinon dans son apparence extérieure, du moins dans ses facultés et ses forces. Il perd la force masculine, l'agilité des pieds, l'endurance dans la lutte et il prend au contraire la débilité et la faiblesse d'une femme. Son caractère même subit des changements. Son courage brutal, son esprit combatif disparaissent; il devient réservé et timide devant les étrangers, il aime à faire la conversation et à caresser de petits enfants. En un mot, il devient une femme avec l'apparence d'un homme et, comme telle, il est pris pour épouse par un autre homme, avec qui il vit régulièrement en ménage. On attribue des pouvoirs extraordinaires à ces shamans transformés. Ils sont censés jouir de la protection spéciale des esprits qui jouent à leur égard le rôle de maris surnaturels. Aussi sont-ils très redoutés, même par leurs collègues qui restent de simples hommes, ils excellent aussi dans toutes les branches de la magie, y compris le ventriloquisme 3.
Voilà en quels termes Frazer parle des chamanes. Il y a une transformation de l'homme qui peu à peu prend des caractéristiques féminines pour devenir finalement une femme, non seulement dans ses attitudes mais également dans une partie de ses fonctions : lien avec les enfants, travaux de couture, mariage. Frazer pense que ces travestissements n'ont pas forcément un rapport avec le matriarcat. Cependant le matriarcat favorise le développement des déesses et multiplie les chances de voir apparaître le travestissement sexuel chez les prêtres-hommes. Il ajoute que d'autres raisons ont pu conduire à ces transformations vestimentaires : elles peuvent avoir des vertus apotropaïques. Et de citer des exemples de mariages grecs : à Cos, le marié est habillé en femme 4 alors qu'à Sparte la mariée avait la tête rasée et portait un manteau masculin.lors de la nuit de noce 5. Pour la même occasion, les filles d'Argos mettaient une fausse barbe 6.
Mircea Eliade
Mircea Eliade évoque les mêmes chamanes travestis; il parle aussi
de la classe des chamanes tchouktches transformés en femmes 7.
Il mentionne d'autres exemples de travestissement rituel dans le monde : chez
les Kamchadales, les Esquimaux asiatiques et les Koryaks en Asie septentrionale,
chez les Dayak en Indonésie, chez les Arapaho et les Araucan en Amérique
du Sud. Chez les Dayak maritimes, il existe une classe spéciale de chamanes,
les manang bali qui portent des vêtements féminins et pratiquent
des travaux de femmes. Ils épousent parfois un homme malgré les
moqueries dont le couple fait l'objet de la part de la communauté. Le
travestissement est accepté à la suite d'un ordre surnaturel qu'on
ne peut refuser sans courir à une mort certaine. Selon Frazer, les
manang bali, dont le nom signifie homme-médecine changé,
rend les mêmes services qu'un chamane ordinaire et pratique les mêmes
méthodes; cependant, leurs honoraires sont plus élevés
et ils interviennent quand les autres ont échoué 8.
Il semble qu'autrefois tous les hommes-médecine des Dayak maritimes étaient
habillés en femme; aujourd'hui, cela arrive très rarement, sauf
dans le cas des manang bali. Chez les Ngadju-Dayak du sud de Bornéo,
on trouve des prêtres-chamanes asexués, les basin, qui se
comportent et s'habillent comme des femmes 9.
Eliade explique la transformation rituelle en femme chez les Tchoukches, par
une idéologie dérivée du matriarcat archaïque
10. Cependant, à travers son oeuvre, il donne une interprétation
plus générale de ce phénomène.
Eliade relève d'abord la fonction d'intermédiaire entre deux plans
cosmiques (le Ciel et la Terre) du basin des Ngadju-Dayak. Cette médiation
s'exprime par sa bisexualité, puisqu'il réunit en lui un élément
féminin qui correspond à la Terre et un élément
masculin, le Ciel. Il voit donc dans cette bisexualité une androgynie
rituelle, formule archaïque de la coincidentia oppositorum
11. La divinité est la forme la plus pleine qui soit
et pour exprimer cette plénitude, il est nécessaire de recourir
à des figures paradoxales comme celle de l'androgyne : bien qu'une
telle conception, dans laquelle tous les contraires coïncident (mieux :
sont transcendés) constitue précisément une définition
minimale de la divinité et montre à quel point celle-ci est absolument
autre chose que l'homme, la "coincidentia oppositorum" n'en est pas
moins devenu un modèle exemplaire pour certaines catégories d'hommes
religieux ou pour certaines modalités de l'expérience religieuse
12. On peut citer, à côté des chamanes
travestis, d'autres exemples : l'orgie qui symbolise la régression dans
l'amorphe et l'indistinct, l'idéal du sage indien qui cherche à
acquérir un état de neutralité où il n'éprouve
ni plaisir, ni douleur. La bisexualité n'est qu'une des façons
d'exprimer cette coincidentia oppositorum, peut-être la plus ancienne
puisqu'elle constitue une métaphore biologique. Eliade insiste sur ce
point en disant que La Femme dans un traité mythique ou rituel
n'est jamais la femme , elle renvoie au principe cosmique qu'elle incorpore
13.
M. Delcourt a bien montré que durant l'Antiquité, on se débarrassait
des gens frappés d'androgynie physique. Les androgynes faisaient partie
de la catégorie des terata , signes de la colère des dieux.
Selon elle, il y a eu certainement en Grèce beaucoup d'enfants qui furent
exposés, noyés ou brûlés parce que leur sexe était
douteux à leur naissance ou parce qu'il avait paru changer au moment
de la puberté 14. Il est important
de montrer que dans ce discours sur la bisexualité, celle des chamanes
ou celle de Tirésias, on se situe au niveau symbolique qui n'a rien à
voir avec une réalité physiologique.
Eliade souligne que la bisexualité est très répandue dans
les religions. En Grèce, de nombreux dieux ont des caractéristiques
de l'un et de l'autre genre : Dionysos, Héraclès, Athéna,
Artémis, etc.... Chez les Germains, Odhin, Loki ont des rapports certains
avec le travestissement sexuel, Nerthus, déesse chez Tacite, correspond
à un dieu mâle dans la tradition scandinave. On pourrait multiplier
les exemples. La bisexualité, en tant que symbole de la coincidentia
oppositorum , ne se trouve pas seulement dans le mythe, mais également
dans les rites. Les chamanes travestis en sont un exemple.
Eliade rapproche morphologiquement les rituels d'échange des vêtements
et l'orgie, c'est-à-dire un état où les différences,
les polarités sont abolies : l'homme éprouve périodiquement
le besoin de recouvrer (ne fût-ce que l'espace d'un éclair) la
condition de l'humanité parfaite, dans laquelle les sexes coexistaient
comme ils coexistent, à côté de toutes les autres qualités
et de tous les autres attributs, dans la divinité. L'homme qui portait
des vêtements de femme ne devenait pas pour autant femme, comme il pourrait
paraître à un regard superficiel, mais il réalisait pour
un moment l'unité des sexes, un état qui lui facilitait la compréhension
totale du cosmos 15.
Eliade est plus explicite sur l'exemple précis de la bisexualité
chamanique dans Méphistophélès et l'androgyne .
Le chamane, en Sibérie, cumule parfois les deux natures mâle et
femelle : il porte des symboles féminins sur son costume, comme des seins
métalliques, ou il tente d'imiter le comportement de la femme. Parfois
il devient femme, en quelque sorte, allant jusqu'à prendre un époux.
Comme le chamane réunit en lui les deux principes opposés de l'homme
et de la femme, sa propre personne constitue une hiérogamie comme on
en trouve dans les fêtes du Nouvel An à Babylone, et restaure ainsi
l'unité cosmique de la Terre et du Ciel. Il assure la communication entre
le monde des dieux et celui des hommes, mais cette fonction de médiateur
semble découler de l'unité retrouvée. Le but de ce rituel
est la transformation de l'homme, le dépassement de sa condition, l'accession
à la réalité ultime qui, dans l'expérience quotidienne,
ne peut s'exprimer que par des formes paradoxales.
Retenons bien qu'Eliade insère la bisexualité, sous toutes ses
formes, divine, mythique, rituelle, parmi les expressions possibles de la coincidentia
oppositorum, au même titre que la lumière et les ténèbres,
Dieu et le diable, etc... et la lie à une possibilité de connaissance
du monde plus pleine, plus vraie, à travers une unité originelle
rétablie.
Les Enarées
Dans un domaine géographique et ethnique plus proche de la Grèce que la Sibérie, on trouve un parallèle intéressant et à Tirésias et aux chamanes. Les Scythes, peuple indo-européen, ont une classe de devins particulière que l'on connaît à travers plusieurs sources antiques. Voici ce qu'Hérodote en dit :
Lorsqu'en faisant retraite, ils sont parvenus à la ville syrienne d'Ascalon, la plupart des Scythes passèrent outre sans causer de dégât; mais quelques uns, restés en arrière, pillèrent le temple d'Aphrodite Ourania. Ce temple, d'après ce que mes informations me permettent de savoir, est le plus ancien de tous les temples élevés en l'honneur de la déesse (...). Ceux des Scythes qui pillèrent le temple d'Ascalon et leurs descendants à perpétuité furent frappés par la déesse d'une maladie de femme; le fait est que les Scythes expliquent leur maladie de cette façon, et que les voyageurs qui se rendent en Scythie peuvent constater par eux-mêmes leur état; les Scythes les appellent Enarées 16.
Dans sa description des moeurs scythes, Hérodote parle des devins :
Les Enarées, hommes-femmes, prétendent que le don divinatoire leur a été donné par Aphrodite; par le fait, ils pratiquent la divination en se servant d'écorce de tilleul; ils fendent en trois cette écorce, et c'est en entrelaçant les bandes sur leurs doigts et en défaisant l'entrelacement qu'ils rendent leurs oracles 17.
Hippocrate, dans son traité Des airs, des eaux et des lieux , traite d'une comparaison des peuples et des climats en Asie et en Europe. Il consacre un chapitre aux Enarées scythes :
Il faut ajouter qu'un très grand nombre de Scythes deviennent des sortes d'eunuques qui s'adonnent aux travaux de femmes et parlent comme elles. On les nomme Anariées. Les indigènes attribuent la cause de cette impuissance à une divinité, ils vénèrent cette espèce d'hommes et les adorent, chacun craignant pour soi une pareille affliction 18.
Dans la suite du texte, l'auteur du traité montre comment cette affection
provient de la position assise continuelle qu'ont les hommes à cheval.
Elle ne concerne que les plus nobles, ceux qui ont les moyens de pratiquer l'équitation.
W.R.Halliday a montré que ces Enarés scythes ressemblaient aux
chamanes bisexuels 19. Karl Meuli l'a suivi
sur cette voie 20. Il compare les Enarées
au chamane tchouktche. Il rapproche la déesse céleste, l'Aphrodite
ouranienne des Scythes, d'une déesse assise tenant un miroir, représentée
sur un plat en or des Kourganes.
L'existence du chamanisme scythe est indubitable, d'autant plus qu'à
côté du comportement bisexuel des Enarées scythes, on repère
d'autres traits appartenant aux coutumes des peuples à chamanes, comme
le bain de vapeur et l'usage des narcotiques qui permettent d'atteindre l'extase.
Ces pratiques, décrites dans le livre IV d'Hérodote, sont attestées
en de nombreux endroits. Chez les Sioux Lakota, Wohpe, chamanesse mythique,
a apporté aux hommes le rituel de la sweatlodge ou bain de vapeur
21. Les Indiens Huicholes, au Mexique, consomment du peyotl
; les Indiens Pueblos, les Caddos, les Mohaves utilisent le datura et,
en Sibérie, certains groupes connaissent l'amanite tue-mouche
22.
On a déjà évoqué les possibilités d'influence
des Scythes sur la Grèce et leur rôle éventuel dans l'importation
ou la transformation de figures comme celle de Tirésias.
Orphée
Orphée, personnage mythique d'origine thrace, a des rapports intéressants avec le chamanisme, comme nous l'avons déjà vu. On peut aussi examiner ses liens éventuels avec l'androgynie. Un texte de Phanoclès, auteur dont nous ne savons par ailleurs rien, montre un Orphée homosexuel, amant de Calaïs et mis à mort par les femmes de Thrace parce qu'il méprisait leur amour 23. N.Hopkinson pense que ce thème pourrait être l'invention du poète et Ian Bremmer suit cet avis 24. Selon lui, la réputation d'homosexuel d'Orphée lui vient du fait que les femmes étaient exclues du sanctuaire de Leibethra, au pied du mont Olympe, où se trouvait sa (une de ses) tombe(s). Cette homosexualité récente ne saurait donc être assimilée à une androgynie rituelle. Cependant le courant orphique utilisera le symbole de la bisexualité dans sa cosmogonie 25.
Les Sioux Lakota
Il existe, chez les Sioux Lakota, des Rêveurs de Deer Woman, un esprit, qui peuvent devenir des hommes-femmes ou winkte. Ceux-ci, en donnant au consultant un nom à caractère pornographique, ont le pouvoir de prolonger la vie humaine 26.
Les Inuit
Bernard Saladin d'Anglure s'est intéressé à la mythologie
des Esquimaux et, à l'intérieur de cette mythologie, aux rapports
qui sont définis entre l'homme et la femme 27.
Sa démarche est importante car le chamanisme Inuit, essentiellement pratiqué
par des hommes, entretient des liens importants avec le féminin. Ce phénomène
se comprend bien quand il est replacé dans son contexte socio-culturel.
L'histoire du monde, selon les Esquimaux, est une suite d'épisodes basés
sur l'antagonisme et la complémentarité des sexes. Socialement,
la femme est complètement dominée par l'homme, comme l'indiquent
de nombreuses pratiques : infanticide féminin, règle de résidence
virilocale, emploi de la force envers l'épouse, polygynie, échange
des épouses et grande liberté extramaritale de l'homme. Pourtant,
la femme a joué un grand rôle dans les débuts de l'humanité,
dont la mythologie garde la trace. Elle est à l'origine de certains gibiers
importants, de l'invention de la mort qui permet d'éviter la surpopulation.
Au fur et à mesure que le monde s'organisait, la femme perdait ses prérogatives,
en étant asservie aux règles sociales de l'échange matrimonial
telles que déterminée par les hommes 28.
En outre, elle est soumise à de nombreuses restrictions dans ses déplacements,
depuis l'époque de ses premières règles jusqu'à
la ménopause. Ainsi la place de la femme dans la pensée Inuit
est-elle paradoxale : par son asservissement à l'homme, elle donne à
l'humanité plus d'autonomie. En prenant possession de la femme, l'homme
maîtrise la terre et ses ressources.
Malgré l'asservissement complet de la femme dans la mentalité
Inuit, il y a une complémentarité forte entre les deux sexes.
Le chamane, angakkuq, est presque toujours un homme. Seules de vieilles
femmes peuvent accéder à ce statut. Les séances chamaniques
comportent de nombreux traits féminins. Elles renvoient toujours à
des scènes de grossesse et d'accouchement : obscurité primordiale
obtenue par l'extinction des feux, dénouage des ceintures et des lacets
des spectateurs, posture accroupie qui imite celle de la parturiente, cris saccadés
et haletés, etc... Le chamane utilise toujours la main gauche qui est
le côté féminin par excellence.
Le chamane a, pour B.Saladin d'Anglure, une fonction de médiateur entre
le monde visible et le monde invisible, entre les vivants et les morts, les
hommes et les femmes. L'image de l'accouchement, omniprésente dans les
séances, sert à faire sortir l'âme de son propre corps,
à la conduire, à travers un passage étroit vers la lumière,
la connaissance afin de réparer les désordres cosmiques, écologiques,
sociaux et physiologiques provoqués par les humains 29.
L'ordre s'établit et se maintient - l'ordre du monde ressemble plus à
un équilibre instable - à travers l'antagonisme et la complémentarité
des sexes.
Epoux d'esprit
Roberte Hamayon pose le problème de la bisexualité rituelle des
chamanes sibériens à travers l'idée que se font du monde
les sociétés de chasse. Elles ont une conception unifiée
des divers domaines de relations (au sein de la société, avec
la nature et avec la surnature) comme formant système sur le modèle
matrimonial 30. Le cadre général
est celui des échanges entre la société, la nature et la
surnature. La femme, comme le gibier, sont des objets d'échange; l'homme
est le preneur : preneur de gibier quand il chasse 31,
preneur d'épouse quand il se marie. Cette équivalence assimile
le gendre dans le groupe social et le chasseur dans la nature. Le domaine de
prise du chamane est la surnature, ensemble des instances animant les êtres
naturels ou, plus généralement, des instances symboliques liées
à la nature 32. Le gibier a une
âme comme l'être humain et il existe un cycle d'échange des
âmes dans lequel le chamane joue un rôle essentiel. Il est preneur
d'épouse dans la surnature puisque le Seigneur des animaux lui donne
sa fille en mariage et, par là, il devient son gendre. Il est également
chasseur d'âme, cherchant à attirer le gibier sur sa tribu.
Dans ce cadre très généralement esquissé, l'apparence
androgynique de certains chamanes reçoit une explication qui diffère
de celle, plus classique, du cumul des sexes se rapportant à la fonction
médiatique du chamane. R.Hamayon évoque le cas des chamanes tchouktches
qui se transforment en femmes et prennent un mari, les chamanes ouzbek qui s'habillent
et se conduisent en femme lors des séances chamaniques, les chamanes
yakoutes qui fixent sur leurs costumes des seins métalliques. Le costume
androgynique est, selon elle, la seule voie d'expression du couple que forme
le chamane et l'épouse qu'il a prise dans la surnature. Le cumul des
sexes autrement que comme support de ce couple est incompatible avec la pensée
des chasseurs sibériens : la virilité du gendre et du chasseur
s'oppose à la féminité du sang menstruel, arme redoutable
en même temps que substance dangereuse pour la chasse. La femme, à
cause du danger potentiel qu'elle représente, est assimilée au
gibier, réduite à un objet d'échange. Aussi le costume
chamanique avec des attributs féminins, reste un costume d'homme et le
costume féminin porté par un homme symbolise l'épouse surnaturelle.
La bisexualité du chamane est comprise ici dans un vision globale de
la société et du monde 33.
Les rapports hommes-femmes sont décrits dans les mêmes termes que
chez les Esquimaux. La femme est un objet d'échange, mais elle est nécessaire
au point que le chamane, pour assurer son alliance avec le Seigneur des animaux,
prend sa fille pour épouse. La notion de gendre, associé à
celle de chasse et de virilité, ne peut se concevoir que par rapport
à celle de femme, d'épouse.
Les ethnologues, historiens des religions et anthropologues n'interprètent pas de la même façon la bisexualité. Pour J.G.Frazer, il s'agit d'une survivance d'un état matriarcal ou d'un comportement apotropaïque. Pour M.Eliade, on a affaire à une figure paradoxale chargée d'exprimer la plénitude du sacré et du divin. B.Saladin d'Anglure voit une relation faite de complémentarité et d'antagonisme, fondant l'ordre cosmique et social. R.Hamayon inscrit cette complémentarité des sexes dans un vaste cadre d'échanges entre la société, la nature et la surnature. Il ne suffit pas de constater que la bisexualité est présente dans les deux domaines que nous cherchons à comparer pour pouvoir affirmer que Tirésias est un chamane. D'une part, parce qu'elle n'est pas la seule composante du chamanisme et, d'autre part, parce qu'elle ne symbolise pas toujours la même chose. Il faut comprendre son fonctionnement. Il était utile d'observer de part et d'autre la bisexualité, car Marie Delcourt partait de cette notion pour faire de Tirésias un chamane.
La divination a une place importante dans le chamanisme 34.
Les spécialistes de ce domaine se plaisent à en distinguer deux
aspects. D'un côté, le chamane yakoute reçoit au cours de
son initiation le don de voyance, qui ne se manisfeste qu'au cours de la séance
chamanique; de l'autre, le feu des yeux lui permet de voir très
loin, jusqu'à 30 verstes. Voir à plus de trente verstes est
une formule traditionnelle en Sibérie pour exprimer la clairvoyance
35. Un chamane doué de clairvoyance peut être
repéré de loin par un autre chamane ou constituer un danger mortel
pour un profane. Ce don lui permet de trouver le gibier dans la surnature ou
bien de retrouver un objet perdu, de déterminer quel esprit a capturé
une âme. Ajoutons que le chamane esquimau détient ses pouvoirs
grâce à une expérience mystique appelée qaumanek.
Il s'agit d'une lumière mystérieuse que le chaman sent soudainement
dans son corps, à l'intérieur de sa tête, au coeur même
du cerveau, un inexplicable phare, un feu lumineux qui le rend capable de voir
des choses et des événements futurs cachés aux autres humains;
il peut de la sorte connaître aussi bien l'avenir que les secrets des
autres 36. Lorsqu'il la ressent pour
la première fois, le candidat chamane a l'impression que c'est comme
si la cabane dans laquelle il se trouve s'élevait tout à coup;
il voit bien loin devant lui, à travers les montagnes, exactement comme
si la terre était une grande plaine, et ses yeux touchent aux confins
de la terre. Rien n'est plus caché devant lui. Non seulement il est à
même de voir très loin, mais il peut également découvrir
les âmes volées, qu'elles soient gardées, cachées
dans d'étranges régions lointaines, ou qu'elles aient été
emportées en haut ou en bas dans les pays des morts 37.
Le chamane a aussi la faculté de comprendre le langage des animaux.
La séance chamanique, ou kamlenie , se déroule sous le
signe de l'extra-lucidité, l'obscurité règne dans la tente.
Le chamane a les yeux fermés ou, parfois même, porte un bandeau
de métal laissant tomber sur le visage un morceau de tissu qui symbolise
la cécité du chamane aux choses de ce monde 38.
Ainsi il pénètre mieux dans l'autre monde. Cette faculté
sert à guérir les maladies causées par un esprit ou le
vol de l'âme, à conduire les âmes des morts dans l'au-delà.
La divination proprement dite n'est pas seulement une activité annexe
dans la séance. Elle se pratique par la manipulation d'objets. Le chamane
augurera de l'issue de la maladie en lançant en l'air le battoir de son
tambour. Celui-ci doit retomber du côté heureux, c'est-à-dire
sur la face convexe. Ce mode de divination à pile ou face peut être
effectué à partir d'autres objets : cuiller, bol, etc..., qui
ont un bon et un mauvais côté. L'objet est lancé et, en
cas d'échec, de réponse négative, le procédé
est recommencé jusqu'au moment où on obtient une réponse
favorable. L'objectif n'est pas de connaître mais de faire être,
de faire devenir favorable le futur, trouvable le caché, manipulable
l'inconnu. Dans son jeu sur l'aléatoire, ce type de divination consiste
à influer sur cet aléatoire et non de s'en remettre à lui;
si la disposition du support matériel est toujours tenue pour l'expression
de la décision des esprits, celle-ci est censée leur être
imposée par le chamane, alors que, dans d'autres formes divinatoires,
elle s'impose en tant que telle au devin, chargé de la faire connaître
mais non responsable de son contenu 39.
La divination chamanique fait donc partie de la gestion de l'aléatoire,
en même temps que la négociation des âmes avec le Seigneur
des animaux. Elle constitue un moyen d'action et non la révélation
d'un ordre pré-établi comme dans le monde grec. Ce qui peut rapprocher
le chamane de Tirésias est moins son mode divinatoire que son rapport
au désordre. Le chamane manipule le destin, l'arrange à son avantage
ou à celui de son groupe. Tirésias révèle le désordre,
la confusion qui existe, par exemple, entre les générations ou
bien entre les morts laissés à la surface de la terre et les vivants
enterrés dans ses entrailles. Il a pour mission d'indiquer ces désordres
mais il ne peut agir sur les arrêts du destin et la punition divine. Les
conceptions grecque et chamanique du monde et du destin sont opposées
sur ce point. Mais il est intéressant de remarquer que là où
on a un univers qui n'a pas vraiment été créé, qui
est sans cesse soumis au hasard, on développe une façon de gérer
l'aléatoire alors que là où on a une cosmogonie qui met
en place chaque élément et donne une ordonnance au monde, on cherche
à indiquer le désordre qui se rapproche du chaos et constitue
un danger pour la création. L'aléatoire des ressources est propre
aux sociétés de chasseurs-cueilleurs qui développent une
idéologique de type chamanique. Dans des sociétés plus
complexes, l'aléatoire fait place à la tension entre l'ordre établi
et le désordre qui risque de s'y immiscer à tout moment. Le chamanisme
ne se maintient pas comme idéologie centrale dans de telles sociétés,
mais devient une pratique marginalisée qui s'occupe encore de l'aléatoire
là où il se trouve: amour, travail, fortune, etc... Il y a donc
une certaine équivalence dans les fonctions du chamane et de Tirésias,
les différences étant dues aux idéologies dans lesquelles
ils évoluent.
La cécité du chamame est intéressante. Elle n'a pas un
rôle divinatoire mais, en lui enlevant la vision commune, elle lui permet
de travailler dans l'autre monde. Il s'unit à un esprit auxiliaire et
opère une fusion avec lui, devient un être ambigu, mi-homme mi-esprit,
une hiérophanie, dirait Eliade. Celle de Tirésias est aussi liée
à ses contacts avec les puissances redoutables que constituent les dieux,
Zeus et Héra ou Athéna. C'est en les voyant ou en leur donnant
une réponse qui ne correspond pas à leur attente que Tirésias
est aveuglé. Le don de divination suit dans un second temps. On peut
découper le phénomène de la façon suivante : la
cécité fait de Tirésias un être qui a accès
à un autre monde, et qui par là, acquiert une connaissance d'une
nature particulière. Le don de divination constitue une tranmission de
son savoir atemporel, révélant à la fois le passé,
le futur et le présent. Ses prophéties sont en quelque sorte la
sécularisation de ses connaissances.
On constate une distinction identique chez un voyant contemporain dont le cas
a été étudié par une équipe d'anthropologues
et de psychologues. Georges de Bellerive, le voyant en question, a deux modes
de connaissance: une connaissance affective et sensitive qu'il obtient en entrant
en contact avec le consultant, à travers une transe, et une connaissance
logique, analytique qui lui permet de communiquer ses visions 40.
En conclusion, on peut dire que ce point rapproche les chamanes de Tirésias.
La cécité et la clairvoyance sont distinguées et liées
dans les deux cas. La divination, présente aussi dans les deux domaines
de comparaison, s'exerce cependant selon des orientations différentes
qui dépendent des visions du monde. Il reste à voir maintenant
les liens qui peuvent exister entre la bisexualité et la sphère
de la divination et de la clairvoyance, puisque les deux types de personnages
que nous étudions cumulent ces caractéristiques.
1. M.Eliade, op.cit., p.36-43. En dernier
lieu : Ph.Mitrani, Aperçu critique des approches psychiatriques du chamanisme,
L'Ethnographie, 87-88, 1982 (numéro spécial, Voyages chamaniques
Deux)
2. R.Hamayon, Des chamanes au chamanisme.
Introduction, L'Ethnographique, 87-88, 1982, p.13-48 (numéro spécial,
Voyages chamaniques Deux)
3. J.G.Frazer, Le Rameau d'Or, vol.II,
Paris, 1983 (coll. Bouquins, éd.originale anglaise, 1890)), p.531. Pour
cette description, J.G.Frazer s'appuie sur l'ouvrage de W. Bogoras, The Churhee,
Leyde et New York, 1904-1909, p.448-453.
4. Plutarque, Questions grecques,
58
5. Plutarque, Lycurgue, 15
6. Plutarque, De la vertu des femmes,
4
7. Mircea Eliade, op.cit., p.210
8. J.-G.Frazer, op.cit, p.530-531
9. Mircea Eliade, op.cit., p.278-279
10. Mircea Eliade, op.cit., p.210
11. Mircea Eliade, op.cit., p.279
12. Mircea Eliade, Traité d'histoire
des religions, Paris, 1949, p.358
13. Mircea Eliade, ibid., p.359
14. Marie Delcourt, Hermaphrodite,
Paris, 1958, p.67
15. Mircea Eliade, op.cit., p.302
16. Hérodote, I, 105. éd.et
trad. Ph.-E.Legrand, Belles Lettres, Paris, 1932
17. Ibid., IV,67. Le tilleul était
consacré à Aphrodite (note de Ph.-E.Legrand, op.cit.).
18. Hippocrate, Des airs, des eaux et
des lieux, 22, trad.E.Littré, Paris, 1840, cité par Alain
Ballabriga, Les Eunuques scythes et leurs femmes, Mêtis, I,1, 1986,
p132
19. W.R.Halliday, Ann.British Sch.Ath, t.XVII,
1911, p.95
20. K.Meuli., Scythica, Hermès,
p.127-131
21. D.Vazeilles, Les chamanes, Paris,
1991, p.64
22. D.Vazeilles, op.cit., p.45
23. N.Hopkinson, A Hellenistic Anthology,
n°XIV, Cambridge, 1988, p.45-46
24. N.Hopkinson, op.cit. p. 178; I. Bremmer,
Orpheus from guru to gay, in Orphisme et Orphée, en l'honneur
de Jean Rudhardt, textes réunis et édités par Ph.Borgeaud,
Droz, Genève, 1991
25. Brisson, Neutrum utrumque, in Cahiers
de l'Hermétisme, L'Androgyne, Paris, 1986
26. D.Vazeilles, op.cit., p.176,
27. B.Saladin d'Anglure, Mythe de la femme
et pouvoir de l'homme chez les Inuit de l'Arctique central (Canada), Anthropologie
et Sociétés, vol.1, n°3, 1977, p.79-98
28. Ibid.,p.90
29. Ibid., p.94
30. R.Hamayon, La chasse à l'âme,
Nanterre, 1990, p.337
31. La femme n'est pas exclue de la chasse
mais elle n'y joue qu'un rôle de rabattage; elle ne peut pas tuer - donc
prendre - le gibier
32. R,Hamayon, op.cit., p.332
33. N.Duplain-Michel, Le chamanisme: un
modèle de gestion de l'aléatoire, Proceedings of the Second
European Congress on Systems Science, CES 2, Prague, 1993
34. Les renseignements sur ce sujet nous
proviennent de E.Lot-Falck, La divination dans l'Arctique et l'Asie septentrionale,
in La divination. Etudes recueillies par A.Caquot et M.Leibovici, PUF,
Paris, 1968, vol.2, p.247-277
35. Eliade, Méphistophélès
et l'androgyne, Paris, 1962, p.27
36. K.Rasmussen, cité par M.Eliade,
op.cit., p.27
37. M.Eliade, op.cit., p.27-28
38. E.Lot-Falck, op.cit., p.262
39. R.Hamayon, op.cit., p.599
40. F.Laplantine, La voyance comme mode
de communication, in Un voyant dans la ville, F.Laplantine éd.,
Paris, Payot, 1985, p.129-180