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Le lieu des différentes mésaventures de Tirésias présente
un grand intérêt pour l'interprétation de son mythe et sa
comparaison avec le chamanisme.
Pour nous représenter ce lieu, nous n'avons que le secours des textes
antiques car ni le changement de sexe de Tirésias, ni le bain d'Athéna
n'ont fait l'objet d'une tradition iconographique. Où les auteurs ont-ils
situé ces différentes scènes? Parcourons les différentes
versions
Commençons par la double transformation du sexe. La plupart des auteurs
donnent comme cadre à cette scène le mont Cyllène, en Arcadie
1. Deux autres sources situent l'épisode
sur le mont Cithéron, en Béotie 2.
Certaines variantes indiquent un lieu géographique vague comme la forêt
3, un carrefour 4. Dans
les autres textes, il n'y a aucune indication de lieu.
Le bain d'Athéna, ensuite, est situé par Callimaque sur le mont
Hélicon, en Béotie. Les autres témoignages ne donnent pas
de lieu précis.
La diversité des lieux doit en principe recevoir une explication cohérente.
Nous allons les explorer pour voir quel lien ils entretiennent avec Tirésias
lui-même ou l'une de ses fonctions.
Le mont Cyllène
Le mont Cyllène se trouve en Arcadie, c'est le domaine du dieu Pan.
Dans son pays d'origine, Pan n'habite pas comme dans le reste de la Grèce
des grottes, mais la montagne toute entière. Ph. Borgeaud définit
ainsi le territoire de ce dieu : Le paysage de Pan, tout en étant
très familier aux Grecs, n'en est pas moins marqué du signe de
la surnature. Les terres arides où circulent chevriers et chasseurs,
au-delà des champs cultivés, dans la montagne où sur les
rivages rocailleux, représentant des limites au-delà desquelles
l'habileté humaine, "technè" ou "sophia",
n'a plus prise sur le réel. Cette zone limitrophe apparaît ambiguë
: l'homme s'y livre à des activités qui demeurent marginales,
ou dangereuses; il s'y expose à des pouvoirs qui le dépassent,
et nombreuses sont les précautions rituelles qu'il doit respecter. Pan,
dieu des montagnes, de la neige, des forêts, ou au contraire des rochers
côtiers et même de la mer, règne sur les frontières
de l'espace humain. Parler de son paysage revient à définir une
limite 5. Pan instaure dans l'espace
qui lui est propre un certain désordre, soit par la panique, la possession,
mais également à travers ses activités de chasseur ou de
berger qui se caractérisent par l'errance, l'aléatoire : le
chasseur, le chevrier y sont entraînés par un mouvement que dicte
l'animal, autant que par leur propre astuce 6.
Pan assure la fécondité des troupeaux et du gibier. Il est le
fils d'Hermès qui a aussi le droit de cité sur le mont Cyllène.
Hermès, en tant que dieu du commerce, est garant d'une abondance plus
civilisée, et il est parfois représenté sous la forme d'un
berger. Il a une fonction indéniable de médiateur : il est le
dieu psychopompe, le messager des dieux. Les frontières et les limites
sont pour lui un domaine familier.
Pan, habitant des lieux peu ou pas du tout civilisés, symbolise aussi
l'ambiguité qui peut exister entre les natures humaines et animales.
L'Hymne homérique qui lui est consacré rappelle les conditions
de sa naissance et les réactions qu'elle suscita d'une part chez sa mère,
une nymphe habitant la terre, et d'autre part chez les dieux qui vivent sur
l'Olympe :
Il (Hermès) parvint à ses fins en un heureux mariage et, dans sa demeure, elle donna un fils à Hermès; il était en naissant d'aspect monstrueux, chèvre-pied à deux cornes, bruyant et souriant. Elle s'enfuit d'un bond, celle qui devait le nourrir; et prise de peur en voyant ce visage farouche et barbu, elle abandonna son enfant. Le bienfaisant Hermès le prit aussitôt dans ses bras - ce dieu était joyeux au fond du coeur. Il enveloppa l'enfant dans la fourrure épaisse d'un lièvre des montagnes, et se hâta vers la demeure des Immortels; il s'assit auprès de Zeus et des autres Immortels, et vint leur présenter son fils : tous les Immortels se réjouirent dans leur coeur, et surtout Dionysos Bacchos. Ils aimaient à lui donner le nom de Pan, parce qu'il avait réjoui tous les esprits 7.
Pan fait peur à ceux qui habitent la terre par sa forme hybride. En
revanche, les dieux le reçoivent et se réjouissent de le voir
ainsi. Le fait que l'auteur rapproche son nom, qui signifie en fait le berger
8, du mot grec pan nous rappelle ce qu'Eliade désigne
sous le terme de coincidentia oppositorum, état paradoxal dans lequel
les contraires coexistent sans pour autant s'affronter et où les multiplicités
composent les aspects d'une mystérieuse Unité
9. L'androgynie rituelle ou symbolique, notamment celle des
chamanes, est l'un des exemples que donne Eliade de la coincidentia oppositorum.
Cependant, dans la sphère de l'expérience quotidienne, les monstres
de toutes sortes font horreur. C'est le cas des bisexuels physiologiques qui
étaient impitoyablement éliminés dans l'Antiquité
gréco-romaine 10. Pan, comme Tirésias,
participent à la symbolisation d'une réalité tout autre
qui provoque chez l'homme l'effroi autant que la fascination. Ce double sentiment
nécessite l'élimination, dans le monde humain, d'êtres ambigus,
trop chargés de sacralité et, de ce fait, présentant un
grand danger pour la communauté, au profit de leur récupération
dans une symbolique élaborée.
Panique, possession, ambiguité de nature (homme/animal), désordre:
l'univers de Pan est inquiétant et dangereux. Le mont Cyllène
est profondément empreint de sacralité et constitue un domaine
de la surnature. On ne pénètre pas dans ce lieu sans conséquences
: l'ambiguité entre l'homme et la femme qui se manifeste en Tirésias
par le biais d'un double changement de sexe rappelle celle qui existe entre
l'homme et l'animal à travers la forme du dieu Pan. Nous avons là
deux symbolisations différentes de la même dualité qui sont
toutes les deux exploitées dans les rituels chamaniques : le chamane
a non seulement des éléments féminins sur son costume ou
des attitudes féminines mais également des rappels de l'animalité
dans ses vêtements et sa gestuelle. Comme son épouse dans la surnature
est à la fois féminine et animale, les deux hybridations se confondent.
Le mont Cithéron
On trouve sur le mont Cithéron, situé à la frontière de l'Attique et de la Béotie, plusieurs cultes et légendes intéressants. Zeus et Héra y sont vénérés conjointement lors de fêtes importantes : les petites et les grandes Daedala 11. Selon Plutarque 12, c'est là que Zeus aurait caché Héra après l'avoir enlevée encore vierge et qu'ils auraient, en secret, consommé leur union. Plutarque cite une autre version dont Pausanias se fait également l'écho :
Héra, ayant, dit-on, quelque sujet d'irritation contre Zeus, s'était retirée en Eubée. Zeus, qui ne réussissait pas à l'apaiser, alla trouver Cithéron, alors roi de Platée. Cithéron, qui était d'une intelligence sans pareille, conseilla à Zeus de fabriquer une statue de bois, de la recouvrir d'un voile, et de la conduire sur un char à boeufs, en annonçant qu'il épouse Plataia, la fille d'Asopos. Zeus agit selon les indications de Cithéron; Héra l'apprit bien vite, et bien vite accourut. Elle s'approcha du chariot, déchira le vêtement de la statue, et comprit la supercherie en trouvant un xoanon au lieu d'une mariée; elle se réconcilia avec Zeus. En souvenir de cette réconciliation, on célèbre la fête des Daidala 13.
Les Daedala ont fait l'objet de nombreuses interprétations. La procession,
au cours des Grandes Daedala, des statues de bois, rappelant le simulacre utilisé
par Zeus, évoque les rites de hiérogamie (union secrète
ou réconciliation de Zeus et Héra) qui semblent cependant incompatibles
avec l'holocauste, qui est l'aboutissement de la fête, dans lequel on
brûle complètement les animaux sacrifiés et les statues
de bois. Selon Françoise Frontisi-Ducroux, les daidala qui sont brûlées
en même temps que les victimes animales ne sont certainement pas des xoana
d'Héra, ni des images d'aucune autre divinité. Le mieux est d'y
voir simplement, comme le suggèrent les textes étiologiques (Plutarque,
Pausanias), des substituts de fiancées 14.
Elle ajoute que dans l'esprit de Plutarque, comme dans celui de Pausanias, il
s'agissait là d'un culte hiérogamique. Et c'est bien l'idée
que se faisaient les anciens de cette coutume qui nous importe ici : le Cithéron
était lié à une union secrète ou à une réconciliation
qui a suivi une terrible dispute. Une dernière interprétation
met en évidence le caractère de réconciliation de ces célébrations
qui avaient lieu sur une montagne-frontière 15.
Nous retiendrons le motif d'une dispute entre les souverains des dieux qui rappelle
celle qui concernait le plaisir amoureux et qui a nécessité l'arbitrage
de Tirésias, se subsituant pour l'occasion au Cithéron.
Le Cithéron est aussi le domaine de Dionysos. C'est à cet endroit
que les Bacchantes décrites dans la pièce d'Euripide poursuivaient
dans une course effrénée, rendues folles par le dieu, le gibier
qui s'offrait à elles. Agavé, la fille de Cadmos, faisait partie
des Thébaines qui ont suivi le dieu dans la montagne. Prenant son fils
Penthée pour un lion, elle le déchiqueta.
Le Cithéron a servi de cadre à la légende d'Actéon
16 qui a surpris Artémis nue dans son bain. Selon Stésichore
d'Himère que cite Pausanias, la déesse aurait transformé
Actéon en cerf afin qu'il soit dévoré par ses chiens. Pausanias
préfère penser qu'Artémis, au lieu de métamorphoser
le chasseur, a rendu les chiens fous de sorte qu'ils ne fassent pas de différence
entre leur maître et le gibier qu'ils étaient destinés à
tuer. Le Cithéron est également le lieu d'une autre vengeance
divine, le massacre des Niobides : Niobé s'était vanté
d'avoir eu plus d'enfants que Léto, la mère d'Apollon et d'Artémis.
Tous ses enfants furent mis à mort par les deux dieux. Cette montagne
fut aussi le lieu où fut exposé l'enfant Oedipe. Il y a encore
d'autres mythes situés sur le Cithéron que nous laissons de côté.
Ce lieu est marqué par la vengeance divine.
Il faut encore citer une grotte consacrée aux Nymphes Kithéronides
ou Sphragidites : le Sphragidion 17. Pausanias,
qui le mentionne, révèle qu'autrefois les nymphes y proféraient
des oracles 18. Plutarque relate un oracle
delphique qui enjoignait Aristide de faire une prière à Zeus,
à Héra Cithéronienne, à Pan et aux nymphes Sphragidites
19. Rappelant l'existence de la grotte, prophétique
dans le passé, il ajoute que beaucoup d'habitants du pays étaient
pris de folie, en sorte qu'on les appelait "nympholeptes"
20.
Le Cithéron n'est guère plus rassurant que le mont Cyllène.
Les nymphes ne se contentent pas de rendre des oracles mais elles causent une
forme de possession particulière, la nympholepsie qui peut avoir des
vertus divinatoires. Relevons que la mère de Tirésias, Chariclo,
était une nymphe 21. Dionysos est
présent qui cause une autre forme de folie : le délire bacchique
qui frappe les filles de Cadmos. Le Cithéron semble aussi être
un lieu, parmi d'autres d'ailleurs, où la vengeance divine se veut terrible;
la métamorphose de Tirésias en femme peut être comprise
comme une thètéia 22,
le statut de la femme étant moins enviable au niveau social, et son aveuglement
est évidemment un châtiment. On note enfin sur cette montagne la
présence de Zeus et Héra, dans un contexte de querelles et de
réconciliations qui jouent un rôle essentiel dans les mésaventures
de notre devin.
Le mont Hélicon
Le mont Hélicon, où se situe la scène du bain d'Athéna, se trouve également en Béotie. Il est essentiellement lié aux Muses et à l'inspiration poétique. Hésiode raconte comment les neuf filles de Zeus sont venues le trouver alors qu'il gardait ses moutons au pied de l'Hélicon pour lui demander de chanter la race des immortels et elles-mêmes pour commencer 23. Le souffle poétique n'est pas loin du souffle prophétique dans l'Antiquité.
La montagne : un lieu de médiation
Jusqu'à présent, le dénominateur commun est la montagne. Luc Brisson examine dans son étude le lien qui unit Tirésias à la montagne 24. Chaque événement important de la vie du devin se passe sur ou au pied d'une montagne : en plus des éléments déjà évoqués, nous pouvons mentionner qu'il meurt près de la source Telphoussa, près d'Haliarte, au pied du mont Tilphossion, en Béotie 25. L.Brisson considère la montagne comme un trait d'union entre le ciel et la terre, les dieux et les hommes. Tirésias, en tant que devin, est un médiateur entre ces mondes. L.Brisson compare ensuite la montagne à un thème semblable que l'on trouve dans la symbolique des chamanes : l'axis mundi, représenté soit sous la forme d'un arbre, d'un pilier, d'une échelle 26. L'axis mundi réunit les trois zones cosmiques de l'univers : le ciel, la terre, les enfers. C'est le chemin qu'emprunte le chamane pour voyager dans les autres mondes et cela apparaît parfois concrètement sous la forme d'un pilier ou d'un arbre sur lequel le chamane grimpe : chez les Bouriates de Sibérie, il s'agit d'un bouleau arraché avec ses racines. L'ascension peut aussi être symbolique comme chez les Yakoutes, toujours en Sibérie : un chamane prend l'âme d'un novice et escalade une montagne avec elle et, de là, il lui indique les bifurcations du chemin qui conduisent aux crêtes où se trouvent les maladies 27. Cependant ce thème cosmologique dépasse le cadre du chamanisme, comme le souligne Eliade : bien que l'expérience chamanique proprement dite ait pu être valorisée en expérience mystique grâce à la conception cosmologique des trois zones communicantes, cette conception cosmologique n'appartient pas excusivement à l'idéologie du chamanisme sibérien et central-asiatique, ni d'ailleurs d'aucun autre chamanisme. Elle est une idée universellement répandue qui se rattache à la croyance en la possibilité d'une communication directe avec le Ciel 28.Il n'est donc pas surprenant que Tirésias, en tant que médiateur se fasse l'écho de cette conception cosmologique quasi universelle. Il est pourtant possible d'aller plus loin dans l'analyse du lieu des mésaventures de Tirésias.
Surnature et médiation
Les autres lieux que nous trouvons dans les textes appartiennent au même
champ que les trois monts déjà étudiés : la forêt
29 est aussi le domaine de Pan. Quant à la bifurcation
30, liée à la terrible Hécate, elle comporte
aussi de nombreux dangers. Luc Brisson remarque la surdétermination
qu'implique un rapprochement entre le double changement de sexe de Tirésias,
et un carrefour, à partir duquel une route se dédouble
31.
Nous avons toujours affaire à des lieux hautement sacralisés où
les catégories clairement définies à l'échelle humaine
sont transgressées : l'homme et la femme, l'homme et l'animal se trouvent
mêlés dans un seul être. Ces endroits comportent un réel
danger pour celui qui y pénètre. Il risque d'être soumis
à plusieurs types de possessions, de folies. Il s'agit d'un autre monde,
ayant une modalité différente : la surnature. C'est dans
cet univers que Tirésias subit des changements irréversibles :
sa pénétration dans ces lieux est perçue comme une transgression.
De plus, s'offrent à ses yeux des spectacles dangereux. Le contact avec
cette surnature cause une véritable rupture de niveau existentiel : celui
qui y pénètre n'est plus jamais le même. Il a en lui une
expérience de la nature humaine qui dépasse celle du commun puisque
l'opposition mâle/femelle n'existe plus pour lui. Il a acquis une connaissance
hors du temps et peut ainsi révéler indifféremment le passé
et le futur, l'accompli et le potentiel.
La notion de médiateur découle de ce nouvel état : c'est
la pénétration dans le monde surnaturel, gagné à
la suite d'une mésaventure comportant souvent un élément
violent, qui permet la médiation et non le contraire. La médiation,
et ses différentes formes comme la divination, la fonction psychopompe,
n'est possible qu'aux êtres qui sont parvenus dans la surnature ou en
font partie.
Que venait faire Tirésias en ces lieux ?
Avant de conclure ce chapitre, il serait intéressant de savoir ce que
faisait Tirésias sur l'une de ces montagnes ou dans l'un de ces lieux
peu recommandables aux humains. Hygin, qui situe la scène sur le mont
Cyllène, en fait un pâtre et Callimaque, dans l'épisode
du bain d'Athéna, le montre comme un jeune homme accompagné de
ses chiens, donc pratiquant la chasse. On ne connaît pas par ailleurs
d'autres mentions d'un Tirésias berger. En revanche, il existe une représentation,
tardive certes, d'un Tirésias chasseur : une mosaïque de Yakto (Daphné,
près d'Antioche) qui date de la seconde moitié du Vème
siècle ap.J.-C. 32. Au centre de
la représentation se trouve un médaillon dans lequel il y a le
buste d'une jeune femme qu'une inscription identifie comme Megalopsychia, l'arrogance
ou la magnanimité 33. Autour
de cette figure, se déroulent des combats d'animaux : bouc pourchassé
par des chiens, ours poursuivant un taureau, lionne abattant un cheval, cerf
abattu par un lion. Ces combats rappellent certains types de joutes que l'on
pouvait voir dans les jeux du cirque. Dans la partie la plus extérieure
de la mosaïque, on assiste à six scènes de chasse : Narcisse
tuant un lion, Tirésias chassant une panthère, Actéon luttant
avec un ours brun, Hippolyte contre un adversaire qui n'a pu être identifié
à cause d'une mutilation de la mosaïque, Méléagre
aux prises avec une tigresse, Adonis poursuivant un sanglier. Tous les personnages
sont identifiés par des inscriptions. Selon J.Lassus, Tirésias
est celui des six personnages qui a le moins de rapport avec la chasse. Il souligne
l'analogie des épisodes des bains d'Athéna et d'Artémis.
et pense qu' on peut admettre qu'une version de la légende ait fait,
lors de cet épisode, de Tirésias un jeune chasseur
34.
Il n'y a pas à prouver que Tirésias fut un véritable chasseur,
comme on peut le penser à travers le texte de Callimaque. Mais on peut
se demander ce que va faire Tirésias dans un espace non touché
par la civilisation, ou les seules occupations humaines possibles sont la chasse
et l'élevage? Tirésias n'est pas un chasseur dans son essence,
mais il n'est pas absurde de l'insérer dans un contexte cynégétique.
Tirésias, en se rendant en des lieux reconnus comme dangereux, cherchait
quelque chose. Nous ne connaissons pas la nature de ce gibier, mais nous savons
quelles transformations cette prise opéra dans notre personnage. Le berger,
dont les activités ne sont pas sans analogie avec celles du chasseur
(errance, aléatoire), est un personnage que les dieux contactent plus
facilement. Ces contacts ne sont pas sans conséquences sur le destin
des mortels. Nous avons déjà évoqué Hésiode,
que les Muses rencontrent sur l'Hélicon et qui, de berger, devient poète.
On peut aussi citer le cas de Pâris qui gardait les troupeaux de Priam
sur le mont Ida lorsque Hermès s'est approché de lui, accompagné
des trois plus belles déesses de l'Olympe. Il eut à juger de la
beauté comme Tirésias du plaisir. L'activité de Tirésias
avant sa transformation n'est intéressante que dans la mesure où
elle entre dans - ou nous éclaire sur - le contexte cohérent que
nous avons essayé de mettre en évidence. La transformation de
Tirésias est cependant totale et elle ne lui permet de conserver aucune
des activités qu'il a pu pratiquer auparavant. Il change complètement
de statut.
Un monde aléatoire
Cet excursus sur l'occupation de Tirésias montre qu'il évoluait
dans un monde dangereux et que, par là, il pouvait être associée
à des activités appartenant encore à l'état de nature
et favorisant le contact avec la surnature. Sur le mont Cyllène, Tirésias
est pâtre, à l'instar de Pan. Surprenant Athéna dans son
bain sur l'Hélicon, il est chasseur, comme Actéon. Tout forme
un cadre cohérent à l'intérieur duquel on peut observer
les relations entre humanité et surnature. La civilisation n'existe pas
encore dans le monde de Tirésias où la notion de mètis
est absente. L'homme est confronté à un monde inquiétant,
instable et aléatoire. Il devra se donner les moyens d'assurer un semblant
d'équilibre pour survivre dans un tel univers.
Roberte Hamayon considère le chamanisme non pas comme une religion centrée
sur la personne du chamane mais comme un système global permettant de
gérer l'aléatoire inhérent au monde dans lequel vivent
les sociétés de chasseurs-cueilleurs et de pasteurs nomades, sans
cesse confrontés aux catastrophes naturelles, aux pénuries et
aux tensions que génère naturellement la dynamique de petits groupes.
On peut considérer, avec elle, qu'il y a eu, dans les sociétés
à chamanes, à la suite d'une profonde mutation de l'économie
où l'on passe de la chasse à l'élevage, un changement dans
l'ordre du monde. Ce dernier passe de l'axe horizontal qui lie le chasseur à
une surnature contenue dans la forêt coupée de voies d'eau,
deux milieux conçus en épaisseur, l'arbre étant un des
racines à la cime, le fleuve un de la source à l'embouchure
35 à l'axe vertical qui reprend le
thème de l'axis mundi. Le chamane peut évoluer dans deux ordres
possibles du monde. Tirésias se retrouve dans les deux contextes. On
a vu que la Nékyia homérique se situait dans un espace horiontal
et que la séparation entre le monde des Enfers et celui des vivants était
marquée par des fleuves. Les épisodes des serpents, du bain d'Athéna
ont lieu sur une montagne et sont liés à une visions étagée
du monde.
Le chamane est celui qui va dans la surnature pour être investi de pouvoirs.
En Sibérie, il devient symboliquement le gendre du seigneur des animaux
car la chasse est conçue comme un mariage. La femme et le gibier sont
des objets d'échange. Les donneurs sont la société et le
seigneur des animaux. Le preneur est le gendre et le chasseur. Quand au chamane,
il est celui qui assure la prise en tant que preneur d'époux et chasseur
dans la surnature. Le chamanisme est en fait un système d'échange
entre la société, la nature et la surnature
36. Tirésias n'est pas sans analogie avec le chamane
vu sous cet angle. Si son rôle n'est pas d'assurer l'abondance du gibier,
il est tout de même lié à l'autre monde. Il participe en
outre à la gestion de l'aléatoire : par son don de divination,
il révéle aux hommes ce qui les attend et ne le laisse pas tout
à fait dépourvus face à un monde qui ne se laisse guère
deviner. Il leur apprend également les désordres et les confusions
qui menacent sans cesse l'équilibre de l'univers.
1. Phlégon, Mirabilia IV; Hygin,
Fabulae, 75; Lactance, Comm.in Statii Thebaïda,II,95; Pseudo-Apollodore,
Bibliothèque,III,6,7
2. Schol.Ambr.ad Hom.Odyss.,X,494;
Eustathe, Comm.ad.Hom.,X,494
3. Ovide, Metamorphoses, III, 324.
4. Antoninus Liberalis, Metamorphoses,
XVII,5
5. Ph. Borgeaud, Recherches sur le dieu
Pan, Genève, 1979., p.94
6. Ibid., p.95
7. Hymne homérique à Pan,
35-47, éd.et trad., J.Humbert, Belles Lettres, Paris, 1936
8. Ph. Borgeaud, op.cit.., p.263-264
9. M. Eliade, op.cit. p.177
10. M.Delcourt, Naissances mystérieuses
..., p.54-58
11. A.Schachter, Cults of Boiotia,
s.v.Hera (Plataia), Bulletin of the Institute of Classical Studies, Suppl.38,1,
1981
12. Plutarque, Daed.,F.157,2 (Eusèbe,
Préparation évangélique, III, 1, 3)
13. Pausanias, IX, 3, 1-2, trad. Fr. Frontisi-Ducroux,
Dédale. Mythologie de l'artisan en Grèce ancienne, appendice
2, Paris, Maspero, 1975, p.194
14. Ibid., p.211
15. M.Rocchi, Kithairon et les fêtes
des Daidalas, Dialogues d'histoire ancienne, 15, 1989
16. Pausanias, IX, 2,3
17. A.Schachter, Cults of Boiotia,
s.v.Nymphs (Cithairon), BICS Suppl.38,2, 1986
18. Ibid., IX,3, 5
19. Plutarque, Vie d'Aristide, 11,3,
éd.et trad. R. Flacelière, E. Chambry, Belles Lettres, Paris,
1969
20. Ibid., 11,4
21. Ph.Borgeaud, op.cit., p.160
22. F.Vian, Les origines de Thèbes,
Paris, 1963, p.107.
23. Hésiode, Théogonie,
22-34
24. L. Brisson, op.cit. p.64-66
25. Pausanias, VII 3,1; IX,33,1. Selon Pausanias,
il mourut durant son voyage à Delphes avec sa fille Mantô, que
les Argiens, qui venaient de s'emparer de Thèbes, avaient consacrée
comme offrande à Apollon. Pris d'une grande soif, il voulut l'étancher
en buvant de l'eau de la source et rendit l'âme. Il fut enterré
près de la source. Pausanias laisse entendre que le reste de l'histoire
de Tirésias, le nombre d'années qu'il vécut, son changement
de sexe, l'épisode de l'Odyssée, est connu de tous. D'autres auteurs
le montrent fuyant Thèbes avec une partie de ses habitants pour échapper
aux Argiens et mourant dans les mêmes conditions (Pseudo-Apollodore, Bibliothèque,
III, 7,3; Diodore, IV,67,1)
26. L.Brisson se réfère au
chapitre IV de l'ouvrage de M.Eliade, Le chamanisme et les techniques archaïques
de l'extase, 1968. Mentionnons également le chapitre VIII, où
est décrite la cosmologie qui, selon Eliade, est inhérente au
chamanisme.
27. M.Eliade, op.cit. p.107 et 104
28. M.Eliade, Le chamanisme, p.215
29. Ovide, Metamorphoses, III,324
30. Antoninus Liberalis, Fables,75
31. Luc Brisson, op.cit., p.65, n.79
32. J. Lassus, La mosaïque de Yakto,
in Antioch on the Orontes, éd.G.W. Elderkin, I, 1934, p.114-156;
H.Seyrig, Notes archéologiques, I, Megalopsychia, Berytus, II, 1935;
L.Brisson, op.cit., p.132, n.53
33. J.Lassus opte pour l'arrogance, H,Seyrig
pour la magnanimité. L.Brisson préfère garder l'amiguité
parce que cette figure est liée à des héros, à la
fois magnanimes et arrogants, et à des scènes de bestiaires qui
peuvent recevoir également ves deux qualificatifs.
34. J.Lassus, op.cit., p.127
35. R. Hamayon, Encycl.Univ. Suppl.,
s.v. Chamanisme, p.612
36. Ibidem; Hamayon, Des chamanes au chamanisme,
L'Ethnographie, 87-88, 1982, p.13-48