L'apparition du monde

Les cosmogonies grecques

La Grèce ancienne ne connaît pas une seule tradition concernant la naissance du monde ou des dieux. Si l'on met à part les spéculations philosophiques et que l'on se restreint au seul domaine du religieux, il y a plusieurs versions divergentes de la naissance du monde et des dieux. Seul le récit d'Hésiode dans la Théogonie est complet. Les autres traditions nous sont connues par bribes, ce qui ne facilite pas leur compréhension.

Homère
Hésiode
Alcman
Cosmogonies orphiques

Epiménide de Crète

Homère

Chez Homère, on ne trouve pas un exposé clair d'une cosmogonie ou d'une théogonie. Il existe cependant quelques traces d'une cosmogonie différente de celle d'Hésiode et qui fait remonter l'origine de toutes choses au couple Okéanos et Téthys.

L'étymologie du nom Okéanos est obscure. Okéanos lui-même est un fleuve et non une mer. Il est dit écÒrroow (dont le cours reflue sur lui-même; Il. 18, 399; Od. 20, 65). Ses eaux entourent le monde (terre et mer). Okéanos constitue la limite, les confins ( pe¤rata, Il. 14, 200 et 301) du monde. C'est pourquoi on le retrouve sur le bord des boucliers décrits par les poètes:

Téthys est peu mentionnée par Homère. Elle serait, selon J. Rudhardt, une divinité des eaux douces. L'association de Téthys avec la Terre est tardive. En effet, Hésychius considère que le nom Téthys vient du mot t¤tyh, la nourrice.

Jean Rudhardt a essayé de reconstituer cette cosmogonie aquatique. Au départ, il y a un seul élément, l'eau primordiale, une douce et bisexuée. Dans cette eau se manifeste la dualité complémentaire Okéanos, élément masculin, et Téthys, élément féminin. Le parallèle qui s'impose est celui du début de l'Enuma Elish, poème babylonien racontant la naissance du monde. Les deux divinités primordiales sont Apsû, élément masculin, lié à l'eau douce, et Tiamat, élément féminin représentant l'eau salée. Ce couple est marqué par une hyperfécondité, à l'instar d'Ouranos et Gaia dans le texte d'Hésiode. Une brouille surgit alors entre Okéanos et Téthys, brouille dont on retrouve l'écho dans l'Iliade (14, 200-202, 205-208; cf aussi 14, 302). C'est Héra qui parle:

Car je vais voir, aux extrêmités de la terre, l'Océan, origine des dieux, et leur mère Téthys (...). Je vais les voir, et mettre fin à leurs querelles interminables. Depuis longtemps déjà, ils sont séparés l'un de l'autre -plus de lit commun, plus d'amour- parce que la colère a envahi leur âme.

Selon J. Rudhardt, cette brouille (êkrita ne¤kea) est la condition de la stabilité: l'engendrement doit s'arrêter. Après la "génésis", le couple primordial s'éloigne. Okéanos et Téthys deviennent ce qu'on appelle des dei otiosi (cf. M. Eliade, Traité d'histoire des religions, Paris, 1949, p. 53): ils n'ont plus d'action sur le monde, ils ne reçoivent pas de culte. La seule chose qu'ils font est de rester fâchés.

Voir:

Jean Rudhardt, Le thème de l'eau dans la mythologie grecque, Berne, 1971

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Hésiode

La genèse de la Théogonie d'Hésiode recèle encore de nombreux secrets. Qu'elle soit l'oeuvre d'un poète ou d'une tradition, elle n'en constitue pas moins une synthèse de plusieurs sources, les unes orientales, les autres préhelléniques, sans oublier ce qui provient de la culture grecque.

La Théogonie d'Hésiode ne doit pas être mise sur le même plan que les spéculations des présocratiques. Hésiode cherche à rendre compte d'un ordre établi, le monde de Zeus, a posteriori. Une grande partie des divinités qui ont joué un rôle important au début de la mise en place de cet ordre sont écartées par Zeus et deviennent des dei otiosi. Hésiode montre des entités primordiales à l'oeuvre qui, une fois leur rôle joué, s'écartent. Ces entités se distinguent des principes établis par les philosophes présocratiques, principes qui agissent encore sur le présent.

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Alcman

Alcman est un poète lyrique de la seconde moitié du VIIIème siècle av. J.-C. Il est né à Sardes, mais fit sa carrière à Sparte. Il a composé des hymnes, des chansons à boire, des chansons d'amour dont il ne reste que peu de fragments ainsi que des choeurs de jeunes filles en partie conservés.

Un papyrus nous a révélé qu'il était l'auteur d'un texte cosmogonique (Page, Poetae Melici Graeci, Oxford 1964, Alcman 5, frg 2, 23-24) . Il s'agit d'un commentaire anonyme du IIème siècle ap. J.-C. à une oeuvre dans laquelle Alcman parle de la nature (fusilogeð). En voici la traduction:

 

Lorsque la matière commença à être arrangée, un certain Poros naquit comme commencement. Alcman dit donc que la matière de toutes choses était confondue et non travaillée. Puis il dit que naquit un certain [être] qui arrange toutes choses, puis que naquit Poros, et que Poros étant survenu, Tekmôr suivit. Et Poros est comme un commencement, Tekmôr comme une fin. Thétis étant née, ceux-ci naquirent comme commencement et fin de toutes choses, et le tout a une nature semblable à la matière de l'airain, Thétis à celle de l'artisan, Poros et Tekmôr au commencement et à la fin. [Alcman dit] presgys au lieu de presbytès (ancien). "Et le troisième [fut] Skotos"; par le fait que ni Soleil ni Lune n'était encore nés, mais que la matière était encore indistincte ; ainsi donc naquirent Poros et Tekmôr et Skotos, "Jour et Lune et en troisième lieu Skotos"; les luminaires; pas seulement Jour, mais avec Soleil; antérieurement il n'y avait que Skotos, mais celui-ci ayant été divisé ...

(Trad. A.-J. Voelke, "Aux origines de la philosophie grecque: la cosmogonie d'Alcman", in Métaphysique, histoire de la philosophie, Neuchâtel, 1981, p.14)

On peut résumer le texte ainsi:

Ce texte s'est prêté à deux types d'interprétations:

A. Spéculation philosophique

Dans ce cas, il s'agirait de la première attestation d'une spéculation cosmologique et cosmogonique cohérente. Thétis ne serait pas la divinité marine, mais un nom d'agent, la forme laconienne de y°siw, l'action de poser. Pour ordonner la matière (ÍlÆ) indistincte, Thétis, comparé à un artisan, reçoit l'aide de deux principes: Poros (début) et Tekmor (t°low), qui sont des principes respectivement de séparation et de délimitation. Quant à Skotos, il est embarrassant pour ce type d'interprétation.

(H. Fränkel, Dichtung und Philosophie des Frühen Griechentums, Munich 1962, 184; A. Garzy, Studi sulla lyrica greca, Florenceet Messine 1963, 23)

B. Commentaire philosophique d'un véritable mythe

Le commentateur s'exprime sur un véritable mythe donné par Alcman, mais à l'aide des concepts philosophiques qui sont les siens: aristotéliciens ou stoïciens. Thétis est la déesse des eaux sombres des profondeurs. Elle a un pouvoir de métamorphose: sa nature polymorphe s'oppose au matériau (ÍlÆ). Poros est une voie de communication. Tekmor représente un repère, un terme et Skotos l'obscurité.

L'un des arguments en faveur de cette interprétation est qu'un poète archaïque ne peut utiliser le nom d'une déesse sans s'en référer à sa signification religieuse. Cela d'autant plus que Thétis faisait l'objet d'un culte particulier à Sparte où elle avait un temple et une prêtresse (Paus. III, 14, 4).

(G. Most, "Alcman's Cosmogonic Fragment", CQ, 37 (1987) 1-19; A.-J. Voelke, "Aux origines de la philosophie grecque: la cosmogonie d'Alcman", in Métaphysique, histoire de la philosophie, Neuchâtel 1981, 14)

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Cosmogonies orphiques

L'orphisme n'est pas une tradition homgène, mais un ensemble hétéroclite de textes, attribués au poète mythique Orphée. Ce dernier est fils d'une Muse (Calliope ou Polhymnie) et d'Oeagre, dieu ou roi thrace. Son chant est magique:il apaise les flots, il charme les dieux des enfers. A travers son personnage, une "doctrine" de salut, liée aux cultes à mystères s'est répandue. Le premier ordonnateur des textes orphiques semble être Onomacrite, devin des Pisistratides. On trouve aujour'd'hui des fragments épars de la tradition orphiques. La cosmogonie orphique nous est connue par plusieurs textes, qui ne se recoupent pas exactement. Les plus connus sont:

Aristophane, Les Oiseaux (693-702)

Au commencement était le Chaos et la Nuit et le Noir Erèbe et le vaste Tartare, mais ni la terre, ni l'air, ni le ciel n'existaient. Dans le sein infini de l'Erèbe, tout d'abord, la Nuit aux ailes noires produit un oeuf sans germe, d'où, dans le cour des saisons, naquit Eros le désiré au dos étincelant d'ailes d'or, Eros semblable aux rapides tourbillons du Vent. C'est lui qui, s'étant uni la nuit au Chaos ailé dans le vaste Tartare, fit éclore notre race et la fit paraître la première au jour. Jusqu'alors n'existait point la race des immortels, avant qu'Eros eût uni tous les éléments: à mesure qu'ils se mêlaient les uns aux autres, naquit le Ciel et l'Océan et la Terre et toute la race impérissable des dieux bienheureux .

(Trad. H. van Daele, Aristophane, CUF, Paris 1928, vol. 3)

Le début du texte rappelle beaucoup celui d'Hésiode: Chaos, Nuit, Erèbe, Tartare, Eros. Dans la seconde partie, c'est la tradition orphique qui utilisée. On peut mentionner plusieurs caractéristiques orphiques. La Nuit est très importante dans cette tradition: Damascius, dans ses principes, fait état d'un texte d'Eudème (Damascius, de princ., 1, 319; cf aussi Wehrli, Eudème, frg 150) qui dit que "la théologie transmise par le péripatéticien Eudème, comme étant celle d'Orphée (...), tient la Nuit au commencement de toutes choses". Le thème de l'oeuf est également prépondérant dans une autre cosmogonie, rapportée par Athénagore (Supplique en faveur des chrétiens, 18, 5) , la coquille de l'oeuf est brisée en deux parties dont le haut devient le Ciel et le bas la Terre. Eros est un des noms de Phanès, personnage essentiel des cosmogonies orphiques, à la fois mâle et femelle.

En faisant s'unir Eros au Tartare, Aristophane nous rappelle que nous sommes dans la comédie: en effet, il fait naître les Oiseaux du couple le plus inattendu qui soit.

 

•Papyrus de Derveni

Un des intérêts de ce texte est de présenter le thème de la deuxième création. Zeus avale Protogonos, ce qui lui assure la souveraineté. Il avait caché tous les êtres et, maintenant, il peut tous les remettre à la lumière. Il commence par Aphrodite. Il y a donc une première phase à l'issue de laquelle Zeus devient le maître, puis une seconde qui remplit le monde d'êtres.

(M. L. West, The orphic poems, p. 114-115)

 

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Epiménide de Crète

Epiménide est l'un de ces "chamans" grecs. Il a probablement existé, mais sa vie est en partie légendaire. Né en Crète vers la fin du VIIème siècle av. J.-C. ou au début du VIème siècle, il aurait été plongé dans un profon sommeil pendant près de 50 ans. Durant ce temps, il aurait acquis ses connaissances. Il était devin, spécialisé dans la connaissance du passé. Damascius nous transmet comment il concevait la naissance du monde:

[Epiménide] a supposé deux premiers principes, l'Air et la Nuit, après avoir honoré, par le silence évidemment, l'unique principe antérieur aux deux; de ces derniers, il a fait naître le Tartare comme troisième principe, je pense, parce que celui-ci est un principe mixte formé du mélange des deux; à partir de quoi, il a fait naître deux Titans, en appelant ainsi la médiation intelligible, parce qu'elle se tend vers les deux [extrêmes] ensemble, le sommet et la limite inférieure, et, du mélange de ces derniers l'un avec l'autre, il a fait naître cet oeuf qui est ce véritable Vivant intelligible, dont a procédé à son tour une autre génération .